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    Causerie

    Dans une étude récemment publiée un monsieur qui porte comme tant d'autres le titre de vicomte, et qui a apparemment le droit de mettre sur ses cartes de visite et la coiffe de ses chapeaux la couronne sommée de perles, M. le vicomte A. de Royer établit que sur quarante à cinquante mille familles qui prétendent aux titres et aux armoiries seigneuriales, quelques centaines seulement seraient de vraie noblesse. Voilà qui n'est pas fait pour être agréable à quantité de gens qui ont la prétention de se distinguer du commun des mortels par l'étalage d'un titre ronflant ou d'un simple nom à particule ; car s'il est vrai, comme l'affirme cet écrivain qui paraît bien informé, que la noblesse authentique ne subsiste que dans d'aussi rares exceptions, autant dire qu'elle n'existe plus, ou à peu près. De sorte que le mot mis par Beaumarchaisdans la bouche de Figaro ne serait plus applicable qu'à quelques vagues survivants : Parce que vous êtes de grands seigneurs, vous vous croyez de grands génies ; vous vous êtes donné la peine de naître, voilà tout ! Cette peine, les grands seigneurs de notre temps ne se la seraient pas donnée beaucoup, et le faubourg Saint-Germain, qu'on se plaisait â considérer comme une vaste succursale du musée des Antiques — antiquité du nom s'entend — étalerait surtout dans ses salons, à l'heure actuelle, de la noblesse de contrebande.

    Sous ce dernier titre justement, un journal qui d'ailleurs n'eut qu'une existence éphémère, avait publié, il y a quelques années de cela, une série d'articles où étaient rappelées les origines de nombreuses familles à prétentions nobiliaires. Cet armorial à rebours eut un joli succès à l'époque, et l'on rit longtemps de la mine déconfite des barons de carton et des comtes en toc dont le nouveau d'Hozier s'occupait avec autant de précision que de cruelle persistance.

    M. de Royer n'est pas plus tendre, et s'il n'entre pas dans le détail, il n'en signifie pas moins à la plus grande partie des gens titrés que comme le geai de la fable, ils se parent fort indûment des plumes de paon. Sous ses rudes coups de massue ce vieux bloc qui fut la noblesse française s'effrite tellement qu'à part quelques fragments tout le reste n'est plus que poussière.

    Ah ! c'est un bien terrible homme que ce M. de Royer, et ce n'est pas à lui qu'il en faut conter ; il se montre d'une parfaite irrévérence envers un tas de roturiers enrichis qui pourtant ont bien droit à leurs titres, vu qu'ils les ont achetés à beaux deniers comptants. La chancellerie pontificale, on le sait, ne résiste guère à certaines générosités, elle n'est même pas très exigeante. Chez elle, comme dans les magasins à prix fixe, les titres sont marqués en chiffres connus : un titre de baron, deux mille francs, un titre de comte, quatre mille ; on peut être duc pour dix mille, et pour peu que vous ayez cent mille francs de disponible, vous voilà prince, si le cœur vous en dit : c'est réglé comme les petits pâtés.

    Dans le grand-duché de Toscane c'était un peu plus cher, puisque le comte Demidoff, qui devint l'époux de la princesse Mathilde, paya, à ce qu'on raconte, un million son titre de prince de San-Donato ; il est vrai que ce boyard était un roublard de premier ordre, en ce sens qu'il possédait d'innombrables piles de roubles. Par contre, dans certains Etats de vingtième ordre, c'est d'un bon marché fabuleux, et chacun peut s'offrir ça, si la fantaisie lui en prend.

    Mais au fait, certaines gens se l'offrent même absolument gratis pro Deo. Ouvrez les journaux dits boulevardiers ; les pseudonymes à allure nobiliaire y sont d'un fréquent usage, et tous les jours vous y pouvez lire, contés par le menu, les faits et gestes de très accueillantes personnes qu'on désigne volontiers sous la qualification d'horizontales de grande marque, et qui s'octroient sans vergogne aucune, car ce n'est pas par là qu'elles pèchent, ces pécheresses, les noms et les titres les plus huppés — retour inconscient au vieil usage des Latins chez qui le mot noble désignant tout simplement une chose connue, on disait indifféremment : un noble orateur ou une noble courtisane.

    Vous m'objecterez que les titres ultra fantaisistes dont s'affublent nos modernes ceintures dorées ne sont pas sérieux et qu'ils ne sauraient être régulièrement portés. Hé ! je le sais bien; aussi n'entends-je faire aucune espèce de comparaison entre les titres dont j'ai parlé plus haut et ceux que s'attribuent si facilement les plus élégantes demi-mondaines, qui d'ailleurs y renoncent généralement à l'âge pénible où les vieilles gardes se rendent et ne meurent pas. Mais il n'en est pas moins vrai que l'usurpation d'un titre ne constitue plus qu'un ridicule, et l'on sait qu'en France le ridicule tue.

    En France, ai-je-dit ; mais il faut croire qu'il n'en va pas de même partout ailleurs. On n'y regarde pas de si près en Amérique où, bien que les titres ne puissent avoir aucune valeur, on parait y attacher maintenant beaucoup de prix. Bon nombre de décavés du grand monde de notre vieille Europe y sont allés redorer leur blason, et ils ont trouvé pour cette opération, sur le marché américain, les plus grandes facilités. Seulement, on dit les Américains très regardants, et il leur faut des titres garantis sur facture. Il est vrai que les généalogistes ne sont pas là pour des prunes ; ce sont gens habiles, et il parait qu'ils se font forts d'établir à tous leurs clients, à des prix abordables, les plus flatteuses filiations. Qui en veut, qui en désire?

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